
J’ai toujours aimé les gens décalés.
Je me souviens quand j’avais 16 ans, et que j’ai été enfermée chez les fous, les vrais fous, pas le pavillon des ados, mais celui des « cas psychiatriques aigues ».
Quand le médecin m’a annoncé que, par manque de place je resterais dans ce secteur, j’ai regardé autour de moi, et j’ai eu froid dans le dos. Il y avait des barreaux aux fenêtres, les gens déambulaient dans les couloirs ternes en poussant des hurlements, des grognements, des petits cris cathartiques comme des bêtes enfermés. Et moi j’atterrissais là sans trop savoir quelle crime j’avais commis pour être incarcéré de la sorte.
Et puis j’ai découvert un monde, des personnages, des êtres qui, si on prenait la peine de creuser derrière leur aspect rebutant, avaient tout un univers.
Il y avait Marie-Hélène, qui m’a le plus touché. Je me demande bien quel âge elle pouvait avoir, d’après son physique, c’était indescriptible. Elle déambulait avec une démarche de primate, les bras ballants, traînant des pieds comme si la misère du monde lui était attachée aux chevilles, les yeux vides et remplis d’un désespoir bouleversant. Elle portait un ensemble de jogging rouge, qui semblait être son seul habit et avait l’apparence d’un gosse et le physique d’une vieille.
Elle ne disait rien, et tout à coup, elle se tournait vers moi en murmurant comme un enfant : « qu’est ce qui m’arrivera quand j’mourra ? » et plongeait son regard hors du temps dans le mien. Les gens avaient trouvé une petite pirouette à sa question existentielle et lui répondaient : « tu deviendras une … » et elle répondait d’une voix trébuchante « p’tite étoile ».
Elle était toujours barbouillé de chocolat, qu’elle engloutissait voracement à tout va, jusqu'à en vomir dans le couloir, et ensuite poussait des geintes les yeux effarés comme si elle craignait un châtiment horrible. Elle se recroquevillait, tel une petite bête traquée, dans un coin, disparaissant presque dans le mur, et cachait son visage avec ses mains.
L’autre phrase qu’elle prononçait était : « mon papa est mort » et là de grosses larmes roulaient sur ses joues et elle restait accablé, inerte, les yeux dans le vague.
Elle était poignante de souffrance.
Parfois quand je la voyais dans le parc, elle venait, me donnait la main, et nous marchions ensemble. J’aimais sa présence parce qu’elle était simple. Je n’avais pas besoin de parler, je ne m’attendais pas à ce qu’elle parle, j’avais juste besoin d’une présence et elle aussi, nous nous complétions ainsi.
Je me souviens du papi pierre.
J’étais allongée sur mon lit, écoutant de la musique les yeux fermés, quand je sentis quelqu’un s’asseoir sur mon lit. J’ai d’abord cru que c’était une infirmière, alors je n’ai pas bougé. Puis la personne ne faisant pas de signes, je me suis relevée, et là, un vieux monsieur tendait les bras vers moi l’air hagard, et prononçait d’une voix sourde : « ma p’tite fille, ma p’tite fille ».
Alors je me suis levée en hurlant, déboulant dans le couloir à toute vitesse et ameutant les infirmières en leur disant qu’il y avait un papi sur mon lit. Elles se sont esclaffées en m'expliquant qu’il était inoffensif, que c’était un vieillard qui avait perdu la tête et qu’il se trompait régulièrement de chambre car il ne se rappelait jamais où était la sienne.
Une autre fois je regardais la télévision, quand soudain, je sens une présence tout près de mon visage et je bondis violement de ma chaise. Il s’était penché derrière moi pour m’embrasser la joue, mais comme je ne l’avais pas vu venir il m’avait effrayé.
Et puis j’étais devenue sa petite fille, et c’était mon papi pierre. Comme il se trompait toujours de chambre, je le ramenais dans la sienne. Une fois je lui ai offert une orchidée, et il est restée dix minutes devant l’air ébahi en murmurant : « c’est beau, comme c’est beau ».
Un quart d’heure plus tard je revenais dans la chambre et son orchidée avait disparue, d’ailleurs il ne se souvenait plus que je lui en avait donné une.
Lui aussi on aurait dit un enfant enfermé dans le corps d’un vieillard.
Il y avait le grand Jacques. C’était un clochard, aux ongles immenses et jaunes, au physique digne des personnages de l’expressionnisme allemand, un nosferatu, un césar de Caligari, les cheveux en bourrasques grises électrocutés de cent milles watts, l’œil fou, la démarche hallucinée, il rugissait des insultes possédé par je ne sais quel hargne.
Il m’impressionnait, il me faisait peur, mais il était bon au fond.
Le jeune Alexandre. Il avait vingt ans à peine. Un grand roux au teint pâle qui était muet. Il me parlait en langage des signes que je ne comprenais pas mais que je tentais d’apprendre. Il ne pouvait pas parler, mas il pouvait émettre des sons et pour attirer l’attention il gloussait lorsqu’il voulait s’exprimer ou mieux se faire comprendre.
Il était là pour viol. D’ailleurs on m’avait bien averti de ne jamais me retrouver seul avec lui. Il était inquiétant et fascinant. On lui aurait donné le bon Dieu sans confession, jamais on aurait pu imaginer la raison pour laquelle il était ici.
Il était en cellule, dans une chambre fermée à clés et double porte. Sa porte de cellule, qui était derrière une double porte de renfort, avait une lucarne qui donnait sur le couloir et il nous regardait passer, l’œil collé à la vitre, alléché pour le peu de liberté en plus que nous avions, ou alors, comme une distraction monotone. Parfois une infirmière mal intentionnée lui fermait la double porte, celle du couloir, ce qui lui bouchait la vue du dehors, alors il poussait une longue plainte aiguë, comme celle d’un loup, pour qu’on la rouvre. J’étais souvent tenté de le faire mais je savais que je risquais d’être punie sévèrement.
Parfois la nuit je l’entendais gémir longuement et sa plainte me glaçait. Je partais dans des élucubrations nocturnes. Je regardais ma fenêtre grillagée, la nuit dense, l’air opaque, je tendais l’oreille à ces bruits angoissant et alors j’avais conscience d’appartenir à un autre monde, d’être isolé de la réalité.
Il y avait le vieux aux tics, qui pendant des heures effectuait les mêmes gestes rituels de frottements. Il se frottait le nez, les joues, les bras l’un après l’autre et recommençait indéfiniment. Il était comme un balancier dans la pièce qui rythmait le temps par sa monomanie. On en finissait d’ailleurs par être imprégné de ses mouvements répétitifs au point de les reproduire nous même sans y faire attention.
Leyna était une petite brutale qui courait dans les couloirs en remontant son T-shirt au dessus de sa tête pour nous montrer ses seins tout en gloussant hystériquement de joie. Elle partait alors dans un rire saccadé suraigu et se mettait à quatre pattes et faisait pipi par terre pour parvenir à l’acmé de sa jouissance.
J’ai plus appris sur l’humain, pendant cet internement, que dans toute ma vie. Il faut avoir vu et partagé des moments avec ces personnes, hors de ce qu’on appel malheureusement la « norme », et qui nous enferme dans une caste sectaire, pour pouvoir goûter à la simplicité des moments d’une vie ailleurs, une vie qui fait partie de ce monde mais que l’on récuse, qui dérange. Les gens qu’on dit « fous » et qu’on cloisonne dans un espace intemporel pour protéger les biens pensants, les partisans d’un moule, effrayés de la moindre bizarrerie, seront toujours plus proche de l’être et de la vie.
Je rejetterais toujours la normalité pour me fondre dans l’anormalité.
A.S