mardi 1 janvier 2008

Tout commence par la fin

J’attends, impatiente dans le couloir, pendant que les vagabonds d’âme déambulent autour de moi. Je dois sortir de l’hôpital aujourd’hui. Il est 10 heures, j’ai ma visite chez le psychiatre pour organiser ma sortie.
Je lui explique que je suis, prête, que ma mère vient à 14 heures.
Il me répond, « elle ne viendra pas ».
Je lui rétorque que si, évidemment elle viendra, puisque elle me l’a dit hier et que l’on avait convenu qu’elle viendrait a 14 heures. Mais un doute m’envahi. Il me répond que mon père viendra cet après midi.
Je m’empresse d’appeler mon père, mais je sens déjà ce que l’on risque de m’annoncer. Quand il décroche, j’entends à sa voix que tout a basculée.
-« ou est maman ? »
Il pleure, « elle ne peut pas venir, j’arrive tout de suite ». « OÙ EST MAMAN ? » « J’arrive tout de suite »
Je me pose devant la fenêtre, et j’attends. Et je pense. Je pense, comment réagirais-je si il arrivait en m’annonçant la mort de ma mère.
Vivre les malheurs d'avances, c'est les subir deux fois a écrit Barjavel. Je ne sais combien de fois je me suis projetée dans cette situation de m’imaginer l’annonce de la mort de ma mère, et d’en ressentir les effets comme si l’événement était réel. Je me voyais hurlant de douleur, et la souffrance était telle que rien qu’en pensées je me retrouvais dans un accablement indescriptible.
Mais maintenant rien. Je me concentre pour essayer de ressentir quelque chose, je visualise la scène, je pique mes sentiments pour essayer de les animer, mais je ressens dans mon ventre, aucune brûlure, je ne ressens absolument rien. Comme si un vide c’était installé en moi et que rien ne pouvait m’atteindre. Comme si elle n’avait jamais existé. J’ai la sensation que son absence n’aurait aucune incidence sur moi.
J’attends la voiture, je regarde avec attention, le temps me semble interminable, je veux savoir quelle sera ma réaction. Il me semble impossible d’être aussi indifférente dans un moment pareil. Et puis après tout, peut être n’est- elle pas morte.
La veille nous avions discuté pendant deux heures. Elle était venue angoissée mais s’était détendue au cours de la discussion. Elle me parlait de partir habiter chez sa sœur, du poids qu’elle était pour nous, et j’ai déployé toute mon énergie à lui faire comprendre que ma vie n’était rien sans elle. Je lui ai rappelé ce qu’on était l’une pour l’autre, que l’on ne pouvait pas vivre séparées. Elle a vu dans mes yeux, dans mon désir de la faire changer d’avis, le besoin véritable que j’avais d’elle. Et l’on a conclu par « l’une sans l’autre, nous ne pouvons pas vivre ». Je crois que cette phrase restera a jamais gravée dans ma mémoire. Je crois qu’elle sera la conséquence de la suite.
La voiture arrive enfin. Je me précipite devant la porte, le temps semble suspendu. J’entends les pas, la porte s’ouvre, et le visage décomposé de mon père prononce ces mots « maman est morte ». Je vois ses traits épuisés et meurtris, il sanglote bruyamment, lui d’habitude si stoïque. Je comprends la situation, mais je ne ressens rien. Elle s’est suicidée en avalant des médicaments dans la nuit. Je n’arrive pas à y croire. Je l’imagine enfermée vivante à la morgue, mourrant de froid, congelée vivante. Toutes les pensées traversent mon esprit, mais mon cœur reste de marbre. C’est la souffrance visible de mon père qui me remue plus qu’autre chose. Je lis sur son visage, la longue nuit passée, sans trop savoir ce qui est arrivé. Ce que je vois surtout, c’est qu’il n’a plus de repères. Lui d’habitude, source de stabilité, toujours en train de canaliser ses émotions, n’a plus une once de maîtrise de lui-même. Il me fait penser à un enfant qui viendrait de perdre ses parents dans la foule. Son regard est hagard, il est secoué de tremblements, il pleure sans retenue. J’ai honte. Honte car je devrais être dans le même état, et je suis dans une passivité totale. Je suis même a deux doigts de rire. Je m’attarde sur des détails, son nez qui coule, sa façon de triturer des mains, ses gestes saccadés. Dans un effort vain, je me remue intérieurement, j’essaye de me provoquer une réaction, quelque chose qui ressemblerait à de la souffrance. Mais je reste inerte, assise à ses côtés, et tente de le consoler. Je pris de toutes mes forces pour que les morts ne voient rien, mais je sens la présence de ma mère. Je sens qu’elle est là, qu’elle me voit. Moi qui hier lui affirmait sans ciller que ma vie ne vaudrait rien sans elle, contredit mes paroles à cet instant. Nous devons attendre le psychiatre pour faire le papier de sortie.
J’ai du mal à croire qu’elle se soit suicidée. Surtout après la discussion que nous avions eu la veille. Partir vivre ailleurs. Etait-ce une métaphore de sa mort ? Je n’y pense pas sur le coup. Je ne peux pas croire à un suicide, même si elle en avait parlé tant de fois. Même si cette idée me tiraillait tous les jours. Tous ces jours passés, à rentrer la peur au ventre de la retrouver morte devant mes yeux.
J’attends d’aller à a morgue avec impatience. Je veux la voir, même morte.
Le psychiatre nous dit qu’elle a peut-être fait une fausse route ? Une fausse route ? Oui, se vomir dans les poumons pendant la nuit. Elle me parlait souvent des reflux qu’elle avait en dormant. J’essaye pour me rassurer d’éloigner la théorie du suicide, comme si cela avait un rôle à jouer dans sa mort. Se vomir dans les poumons en dormant. Quelle mort. Quelle mort pour une boulimique comme elle, mourir d’une maladie de trente années de destruction, alcool compris. Ces soirées passées à l’écouter se vomir elle-même devant moi. Et moi toujours dans la compréhension, une compréhension anormale pour mon jeune âge.
Nous partons aux pompes funèbres. En se garant, mon portable m’annonce que j’ai reçu deux messages. Je les écoute, ceux sont des messages de ma mère la veille, qui m’annonce qu’elle risque d’être en retard. Comme c’est curieux. Mon père qui entend sa voix d’effondre littéralement. J’ai mal au cœur pour lui. Pourquoi n’ai-je pas mal au cœur pour ma mère ? Peut-être parce qu’elle est morte. Elle est soulagée à présent. Bizarrement ce que je ressens moi aussi est un soulagement. Soulagement de ne plus avoir à me poser la question si elle va mourir ou non. Maintenant j’ai la réponse. Elle est morte. Je me le répète pour avoir ne serait-ce qu’un semblant de sentiment. Je pleure, mais mes larmes sont de la contenance pour marquer la souffrance d’un mort. Au fond je ne ressens rien. J’espère qu’elle ne lit pas en moi en ces instants, sinon elle croirait vraiment qu’elle ne comptait pas pour moi, malgré ces heures passées, ces années passées à me consacrer qu’à elle. Je lui aurais donné ma vie si j’avais pu la soulager.
Nous choisissons un cercueil, l’emplacement de son urne, le vase qui la contiendra. Comme la mort est conventionnelle au fond. Je veux quatre places au funérarium. Je projette déjà à cet instant, ma mort a venir. Je lui avais fait une promesse, si tu te tues, je me tue moi aussi. Je me dois de la tenir. Je sais que je partirai avant.
A la morgue. Je voulais la voir à tout prix. J’ai besoin d’elle, même si je ne ressens rien, j’ai besoin de savoir, de la voir. Je redoute quand même l’instant. C’est la première fois que je vais voir un mort, et par-dessus tout c’est ma mère. Devant la porte, je me prépare psychologiquement. Et pourtant lorsqu’elle s’ouvre, j’ai un mouvement de recul. Elle est couchée sur un brancard, enveloppée jusqu'au torse. Elle a l’air endormie, et pourtant la mort a posée sa trace. Je sais qu’elle est morte maintenant. Je voudrais pouvoir la suivre. Sans crainte maintenant je m’avance vers elle. Ce que je ressens n’est pas descriptible. Je la touche, raide comme du bois. Je remarque des détails. Un œil n’est pas complètement fermé. J’ai envie de lui ouvrir les yeux et de la secouer pour la réveiller. Je sais que ce serait vain, c’est tout ce qui m’en empêche. Et la peur aussi, de voir ses yeux blancs qui me hanteraient toute la vie. Pourtant cette vision hantera mes rêves jusqu'à présent. Ses yeux grands ouverts au milieu de la mort. Et les miens aussi. Trop ouverts. Je saisis ses mains comme je les ai prises tant de fois. Elles sont si dures, si froides, et c’est la dernière fois que je les prendrais dans les miennes. Ses cheveux sont doux. Elle a été chez le coiffeur la veille. Pourquoi aller chez le coiffeur si l’on sait que l’on va mourir ? Est-ce vraiment un suicide ou est-ce un accident ? Ces questions me taraudent. Mais elle est morte, et c’est tout ce qui compte à cet instant. Je voudrais pouvoir l’empailler pour pouvoir la garder près de moi. Même morte, qu’importe. Qu’elle soit un cadavre cela m’est égal, tant que je peux l’avoir près de moi. La toucher, la sentir, jusqu’à la fin des temps. Mais il n’y a plus rien. Bientôt son corps sera consumé et il n’en restera que des cendres. « L’une sans l’autre, nous ne pouvons pas vivre ». Il n’y a plus rien. Plus rien. Malgré la vie qui continue, ai-je la permission de continuer après tant de promesses ?

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